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Itinéraire d’Une Écrivaine Israélienne à Travers Les Sources Juives

Manifeste littéraire juif, à la première personne et au féminin

Sonia Sarah Lipsyc, (dir.), Femmes et judaïsme aujourd’hui Paris, Éditions In Press, 2008: 69-83

Portrait de l’artiste en jeune juive : Tel-Aviv – Paris – Jérusalem

Ce colloque a pour moi une dimension particulière. Être ici à Paris me renvoie à mon approche des sources juives, en tant que femme et auteur israélienne, parcours rythmé par des moments de dialogue mais aussi de « polémique » avec l’Europe et Paris.

En arrivant à Paris en 1972 pour un doctorat de théâtre, je laissais derrière moi un pays qui, au lendemain de la guerre des Six jours, se pensait infaillible, et une ville, Tel-Aviv, devenue le véritable centre de la culture israélienne « laïque ». Comme de nombreux autres avant moi, j’usais de l’alibi estudiantin pour céder au spleen parisien et à la fièvre de l’écriture dans ma chambre de bonne, au huitième étage de la rue de Rivoli. Je m’essayais à la prose ou à la poésie, rêvais de théâtre juif et remplissais des feuillets de textes en hébreu grâce à une machine à écrire dotée de caractères hébraïques, dénichée le cœur battant « chez Durant », boulevard Saint Germain.

Coupée de la biographie israélienne collective, du cocon protecteur des cercles dirigeants du pays qui donnaient le ton en matière de culture, je me percevais désormais comme une exilée, une minoritaire. Certes, la ville de la culture et de la liberté, la cité de Piaf, de Brassens et d’écrivains exilés, s’ouvrait à moi, mais j’allais découvrir une part d’étrangeté à laquelle je ne m’étais pas préparée. Chaque fois que je répondais à la question « d’où viens-tu ? », la réaction que ma réponse provoquait, « mais tu n’as pas l’air juive », me faisait revivre mon embarras de petite fille, lorsque les amies de ma mère rescapées de la Shoah louaient avec une insistance effrayante mon aspect « aryen ».

Sans que je m’y attende, la Shoah surgissait dans la ville des Lumières insidieusement : à l’occasion de la sortie du film Le Chagrin et la Pitié ou encore lors de mon stage à l’Opéra de Paris, quand l’Ouverture de Parsifal de Wagner faisait écho à la réception donnée en l’honneur de Hitler aux Jeux olympiques de Munich de 1936, et ceci sur fond du meurtre des sportifs israéliens aux Jeux olympiques de Munich de 1972, ce même automne. À quoi s’ajoutait l’état d’esprit qui régnait sur le campus du bois de Vincennes de l’université Paris 8, où je suivais mes cours. Dans les couloirs de ce lieu de rassemblement de l’OLP, le droit à l’existence d’Israël n’allait pas de soi… Tous cela élevait un mur de soupçon entre moi et la culture européenne.

Je me réfugiais de plus en plus dans la lecture de Martin Buber, du Midrach ou de Rabbi Nahman de Braslav.1 L’automne suivant, en 1973 alors que la guerre de Kippour battait son plein, je fondais la troupe des « Sept mendiants » et montais La moisson de la folie, une adaptation scénique d’un conte de Rabbi Nahman. L’exil parisien me permettait ainsi de laisser remonter à la surface ces quelques effluves de tradition hassidique perçues dans mon enfance, du fait des racines profondes qu’avait la famille de mon père dans le judaïsme ukrainien2 et ce en dépit du mode de vie laïc et socialiste qui régnait à la maison.

Je dépassais alors l’ambition sioniste d’être « un peuple comme les autres » ou la vision limitée du « droit à la normalité », selon l’expression de A. B. Yehoshuah. Je rompais avec la perspective du cycle historique d’une « jeune culture » qui aurait poussé sur les dunes de Tel-Aviv, se revendiquant directement de bases bibliques ou archéologiques en rejetant la Diaspora et tout ce que celle-ci avait produit. Grâce à de grands maîtres à penser juifs du Paris des années 70, je trouvais les clés pour étudier et m’ouvrir au dialogue profond entre judaïsme et culture occidentale. J’entends encore Manitou3 citer le Zohar en prononçant les sons gutturaux et Lévinas évoquant Haïm de Volozhyn avec son accent litwak. Ces voix résonnaient d’un mélange séfarade et ashkénaze qui, à l’époque, était encore assez rare en Israël.

En 1975, un voyage en Pologne vers « l’histoire de ma mère », mis à jour mes obligations à l’égard de la Shoah. Je décidais alors de respecter le chabbat et les règles de la cacherout – entorse radicale à un tabou laïc israélien bien que ce furent là des gestes isolés. Un tabou dont j’avais entraperçu les effets, lorsque l’université de Tel-Aviv, avant mon départ pour Paris, avait rejeté ma proposition de recherche sur le théâtre juif sous prétexte que « cela n’existait pas ». Et ce n’est qu’en dehors d’Israël, encouragée par le professeur André Veinstein, que j’ai pu poursuivre ma recherche de doctorat sur « le théâtre sacré contemporain » et plus particulièrement sur les aspects théâtraux du rituel hassidique.4 Ma recherche me conduisit plus tard à Boston, New York et Jérusalem, où je rencontrais Gershom Scholem, le Rav Tsvi Yehouda Kook ou le Rav Soloveitchik.5 Le lernen, l’étude juive, devint alors une partie intime de ma vie en même temps qu’une véritable révolution dans ma recherche artistique ; révolution que je vivais dans une solitude angoissante, comme en témoigne l’un de mes poèmes du moment Les ancêtres.6 Ce n’est que bien des années plus tard que cette révolution atteignit la vie culturelle israélienne.

Les ancêtres

Comme une dalle sur une fosse
Leurs voix scellent le ciel
Poignées de mains de routine
Ils se saluent
Les pointes de leurs barbes vibrent
Aux vents d’autres temps
Et les ailes affolées de leurs arguties
S’agitent sous un dais fangeux
Comme à l’orée des cieux

En suspens au bord de l’abîme
Rôdent mes ancêtres
Serrés les uns contre les autres
En robe stricte de pays lointains
Manches hispaniques au parfum de jasmin.
Au vent battent papillotes et fourrures
Odeurs de maison-mur
De villes étrangères
Charivari d’enfants
De femmes
De casseroles

Ils se tiennent par la main, leur pacte de sang
Scelle la voûte des cieux
Sans que rien n’y paraisse passe à eux
Le fruit de leurs entrailles

Partie faire des études à Paris, j’étais essentiellement israélienne. J’en suis revenue juive. Je ne suis pas retournée dans ma ville natale, à Tel-Aviv, mais j’ai choisi de vivre à Jérusalem, où se sont ouvertes pour moi les portes des plus grands savants de cette génération, Gershom Sholem, Shlomo Pinès, Rivka Shatz, Yossef Tal, Stefan Mosés, Moshé Idel et Yehuda Liebes. Je partageais mes recherches avec un groupe d’artistes et de nombreux étudiants. Parallèlement, je poursuivais mon dialogue avec Paris, avec Jacques Derrida ou Haïm Brézis, avec qui je devais me marier plus tard.

Sans que je m’y attende, la Shoah surgissait dans la ville des Lumières insidieusement : à l’occasion de la sortie du film Le Chagrin et la Pitié ou encore lors de mon stage à l’Opéra de Paris, quand l’Ouverture de Parsifal de Wagner faisait écho à la réception donnée en l’honneur de Hitler aux Jeux olympiques de Munich de 1936, et ceci sur fond du meurtre des sportifs israéliens aux Jeux olympiques de Munich de 1972, ce même automne.

Mais la véritable « maison d’étude » (beth hamidrach) d’un artiste se trouve au cœur de sa création. C’est une étude par la création et la création comme mode d’étude. Foi commune au croyant et à l’artiste7 en leur force d’innovation, de création et de réparation du monde (tikoun ha’olam). Les fruits de mes études avec mes maîtres et collègues me tenaient lieu d’inspiration durant les répétitions de théâtre et à ma table de travail. Dans ce va et vient, certains propos m’ont bouleversée dont je témoigne ici, à la première personne et au féminin.

Voix de femme

Pour une femme écrivain, la transgression était double : celle du tabou de la culture israélienne laïque, et celle d’un domaine jusqu’alors réservé aux hommes. Car, contrairement à la tradition chrétienne où la littérature féminine à sa place, le canon juif a exclu toute voix de femme, considérée comme voix de l’abomination. Aucun livre écrit par une femme ne figure parmi les milliers d’ouvrages, rédigés au cours des siècles. Les rares écrits attribués à des femmes, comme le Livre d’Esther dans le canon biblique ou les Supplications (teh’inot, prières pour femmes en yiddish), ne sont que des exceptions confirmant la règle. Est-ce la raison inconsciente pour laquelle les personnages masculins abondent dans mes premiers livres ? Quoi qu’il en soit, dès l’instant où des femmes apparurent dans mon oeuvre, un aspect inattendu des sources juives se révéla à moi avec éclat.

L’eros

J’ai écrit Le Nom comme une prière romanesque, à mi-chemin entre les voix traditionnelles et les cahots psychiques et religieux de l’héroïne, fille de rescapés de la Shoah, revenue à la foi et à la pratique juive. J’ai composé la prière de l’héroïne en usant de l’intertextualité, méthode employée par les créateurs des prières ou des poésies religieuses (piyoutim) qui inséraient des citations de sources anciennes dans le cadre de leurs nouvelles compositions. Cette voix de femme fit exploser la charge érotique du langage de la prière, restée latente tant que la prière était récitée par un homme du fait d’un éloignement métaphorique du « couple » que forment Dieu et le peuple d’Israël.

Neuf jours aujourd’hui, qui sont une semaine et deux jours de l’Omer.8
Grandeur des grandeurs.
Ha-Shem,9 mon Dieu et Dieu de mes pères, que ta volonté te précède, que ma prière vienne devant toi, car tu entends celle de chaque bouche.
Puisses-tu m’accueillir avec amour et vouloir.           Et puisses-tu vouloir de moi.

Quarante autres jours jusqu’à ce qu’enfin, les bras tendus. Vers toi. Corps à corps et souffle contre souffle.

Oh, passion brûlante, élan vers toi. Désir de courir jusqu’à l’extrémité du fil. De couper court. De plonger déjà dans la dévotion de l’âme et du corps. De m’enfouir déjà dans tes bras. Quel délice…
Et des pensées de croyance mesquine, de grande colère, embrouillent mes membres. Si seulement tu m’appelais sur-le-champ sans me demander le repentir ! Si seulement sur-le-champ tu m’enveloppais de ton vêtement et tu voulais de moi. Tout est prêt en moi. Dans une entière dévotion. Jusqu’au dernier jour du compte, jusqu’au royaume des royaumes jusqu’à l’ultime union dans la pureté. Que ta volonté te précède pour m’accueillir dans l’amour et le vouloir. Que ta volonté te précède et agrée ma supplication. Que ta volonté te précède et que ce peu de ma graisse et de mon sang te soit comme une offrande déposée sur l’autel devant toi.

Et puisses-tu vouloir de moi.

Dans la bouche d’une femme, des paroles comme, « Puisses-tu m’accueillir avec amour et vouloir. Et puisses-tu vouloir de moi », évoquent un abandon total du corps et de l’âme et transforment le texte de la prière en invitation explicite à l’acte sexuel.

La dimension conjugale de l’Alliance

Avec cet ouvrage Le Nom, un roman dans lequel la femme s’adresse directement à Dieu – celui qui écoute la prière de chacun – un éclairage nouveau m’apparut, sur la nature conjugale du dialogue inhérent à la prière de l’individu juif, et sur l’union mythique entre Dieu et Israël. L’héroïne entretient des rapports houleux avec les hommes de sa vie : son père, ses amants, son fiancé ou les rabbins qu’elle croise lors de son retour vers la foi, à Jérusalem. Non moins tourmentés sont ses rapports avec Dieu, l’objet de ses prières et de son désir. La « ressemblance réaliste » de ces deux types de relation, m’inspira la rédaction des chapitres où l’héroïne trouve un écho à sa propre vie dans celle du « jeune couple » que forment Dieu et son peuple, leurs rapports chaotiques, dès « leurs fiançailles », la nuit de la sortie d’Egypte – entre les hauteurs d’un abandon sans limite et les abîmes de la jalousie et de la tromperie.

« Mon bien-aimé est à moi et moi, je suis à mon bien-aimé », ce cantique de Yom Kippour qui décrit le couple formé par le peuple d’Israël et son Dieu, constitue une image essentielle de la mythologie juive. La Bible d’abord – et tout particulièrement le Cantique des Cantiques – et toute la littérature rabbinique ensuite, recourent à la métaphore des fiançailles, du mariage et de l’amour pour évoquer les liens entre Dieu et l’assemblée d’Israël. Avec des styles différents, tous ces textes racontent l’histoire de Dieu qui créa le monde afin de sceller une alliance avec le peuple qu’il élit et décrivent leur relation comme un rapport érotique. Leur relation, saturée de désir, oscille constamment entre éloignement et rapprochement. Ce mythe du couple exprime la foi en un monde en perpétuelle création par l’union de ses contraires. Cependant, que se passe-t-il « réellement » dans l’intimité de ce couple antique ? Qu’est-ce qui les soude, au-delà de quelques instants d’élévation, tout au long d’une histoire ininterrompue de persécutions et de destruction ?

La prière d’Amalia, l’héroïne du roman Le Nom, surgit de la meurtrissure de la Shoah. De la fuite d’un héritage de destruction, à une vie de bohème à New-York, après la découverte de l’ampleur du silence européen, elle cherche une réponse extatique. Mais les réponses des rabbins – de fonction ou mystiques – qu’elle croise sur son chemin, ne la satisfont pas. Sa voix en prière me dévoila celles qui, dans la tradition, apparaissent aux heures de crise. C’est la voix qui se révolte contre le ciel et qui « se rebelle » contre la mesure de justice, combat pour annuler la sévérité du verdict, celle qui s’obstine à dévoiler la face cachée de Dieu et assume de le guérir de « la déchirure » qu’il subit.

Cette voix est portée généralement par des femmes. Ainsi le Talmud présente la prière de Hanna10 comme le prototype de la prière susceptible de modifier la volonté divine. Selon le traité Berakhot 31b du Talmud de Babylone, Hanna, en accusant le ciel, réussit par sa prière à corriger un défaut de l’œuvre de Dieu qui l’avait rendue stérile et impose à Dieu de lui permettre d’enfanter. Dans une sévère critique de genre et de classe, le Talmud raille le prêtre Éli et son regard extérieur sur Hanna, plongée dans sa prière. En effet, Éli fulmine contre Hanna l’accusant à tort d’être ivre ou en d’autres termes, d’être « une femme hystérique » (terme, rappelons-le, venant du grec hysterion, signifiant matrice). Mais, ce sont aussi des voix d’hommes qui s’élèvent aux heures de crise. Moïse, Honi le traceur de cercles dans le Talmud, Rabbi Yitshak de Berditchev (1740-1809) ou Kalonymus de Piaccena dont on trouva le texte intitulé Feu sacré sous les ruines du ghetto de Varsovie, font retentir eux aussi la voix de la mesure féminine du couple de l’Alliance.

Cette voix de femme fit exploser la charge érotique du langage de la prière, restée latente tant que la prière était récitée par un homme du fait d’un éloignement métaphorique du « couple » que forment Dieu et le peuple d’Israël.

La force d’interpellation parvient en ces moments à annuler la rigueur du verdict et à faire résonner des paroles de consolation. Et de cette dynamique des attributs divins surgit alors un Dieu compatissant et consolateur, un Dieu féminin, ayant une matrice11 (voir Jérémie 31, 19-20). Durant des générations, des hommes ont su rendre la voix féminine dans la mythologie juive par la justesse de leur analyse et la profondeur de leur compréhension. Ils ont ainsi donné une voix à la mesure féminine du monde et d’eux-mêmes. L’écriture à la première personne et au féminin me fit d’emblée prendre conscience de l’ampleur du défi que représente l’entrée des femmes dans le canon biblique.

La dualité ou Le couple antisémite – la femme et le regard de l’autre : le Juif en tant qu’objet de désir

Durant l’écriture du roman, Sur Le Vif, autour d’une architecte israélienne radicale, je me rendis compte à quel point « le regard de l’autre », tant interne qu’externe, est essentiel à la mythologie du couple juif. Le regard de l’intérieur appréhende l’alliance entre Dieu et son peuple comme un lien matrimonial exclusif, contrastant avec le rapport de Dieu aux Gentils. L’épouse, c’est-à-dire Israël, élue entre toutes, diffère des femmes étrangères. De plus, le caractère public de l’alliance est scellé au vu et au su des Gentils, et se déploie avec ses moments de bonheur, de crises, de disputes et la préoccupation du qu’en-dira-t-on ? Ces moments sont inhérents à cette alliance et s’expriment dès son début. Le respect des « secrets » du couple cache aux Gentils le « mystère d’Israël » en même temps qu’il renforce leur attrait pour « ce qui est dérobé au public ».12

Pour le regard extérieur, celui du christianisme ou de l’islam, qui partage avec le judaïsme le même Dieu, l’exigence juive d’être la seule épouse rendant illégitime tout autre liaison avec Dieu, constitue en soi « un scandale insupportable ». Dans cette rivalité dans la relation à Dieu, faite d’amour, de jalousie et d’appropriation, s’élabore ce qu’on pourrait appeler « le couple antisémite » entre le Juif – l’épouse élue par Dieu – et ceux qui aspirent à le remplacer. Le Juif, qui est assis à la porte (« à la porte de la loi » ou « à la porte du palais »),13 entrave le chemin vers Dieu et ceux qui revendiquent pour eux-mêmes cette place se heurtent au Juif. Dans cette dualité imposée, le Juif devient « la femme », à la fois désirée et odieuse, archétype de l’objet de désir et lieu de renversement du désir en jalousie meurtrière (dont les rituels orgiaques de Sade peuvent servir de modèle).

En outre, dans les rapports du christianisme et de l’islam avec Dieu, chacun selon ses modalités, intervient en plus « la dualité antisémite », dans ses paradoxes de désir et de haine à l’égard du Juif et constitue un facteur essentiel de leurs identités. Dans ce type pervers et conflictuel de couple, le Juif dépasse les limites du genre. Et de même que le mystère de la circoncision enlève quelque chose à l’organe sexuel du mâle juif, dans la dualité antisémite, l’homme juif et particulièrement celui qui s’affiche ouvertement comme tel (par une barbe ou un châle de prière traditionnels, un casque de l’armée israélienne dans la version actuelle ou l’odieuse combinaison des deux, avec les franges et le fusil des « colons » des territoires), devient lui aussi, objet de désir tourmenté, tout comme l’était la femme juive. Le déchaînement du nouvel antisémitisme, qui remplace « l’étoile jaune » par une bleue et nie le droit à l’existence de l’État d’Israël, rend encore plus urgente la compréhension des nombreux aspects de « la féminité » dans la mythologie duelle juive et le couple antisémite. Une partie de mon travail porte sur cette question.

La prière d’Amalia, l’héroïne du roman Le Nom, surgit de la meurtrissure de la Shoah. Sa voix en prière me dévoila celles qui, dans la tradition, apparaissent aux heures de crise. C’est la voix qui se révolte contre le ciel et qui « se rebelle » contre la mesure de justice, combat pour annuler la sévérité du verdict, celle qui s’obstine à dévoiler la face cachée de Dieu et assume de le guérir de « la déchirure » qu’il subit.

La mesure féminine de la halakha

La « maison d’étude de la création » m’incita à me demander si la voix et la mesure féminines se confinent aux seules limites du narratif et du mythe ou bien trouvent aussi leur expression dans la loi juive (halakha) et ses 613 commandements – cette « langue matérielle sacrée » de « et après je verrai Dieu dans ma chair » (Job 19, 26). Cette question me poussa à consulter la vaste littérature traitant des commandements, de leur application à la lettre ou de leurs raisons d’être, du Pentateuque aux derniers commentateurs. Apparaissent alors deux mesures de commandements, opposées et complémentaires qu’on peut appeler mesures masculine et féminine. Dans le canon biblique, les attributs de la mesure masculine absolue sont, entre autres, la puissance, le courage, la justice, la construction, la percée ou la possession. Les commandements féminins, non pas ceux qui s’adressent aux femmes mais que nous qualifions en tant que tels, sont décrits quant à eux comme ouvrant « un espace libre » et sont empreints d’un caractère modérateur, de « relativité » impliquant une notion de non-intégralité, de temporaire, de changement, d’inachevé, de propriété sous conditions ou de dépendance à l’égard du facteur temps. Les mesures féminines s’ouvrent vers la rédemption. Comme la voix féminine en prière, elles ont le pouvoir de mener au-delà des instants de détresse, vers le salut. Les deux mesures faisant partie d’un ensemble dynamique, en perpétuel renouvellement, sont dépendantes l’une de l’autre.

Dans mon « laboratoire de la création », je me suis tout particulièrement penchée sur quelques commandements féminins, comme le chabbat, la souca14 ou la chemita.15 Les lois du chabbat s’insèrent au beau milieu des instructions sur la construction du Tabernacle, dans la section toranique Ki tissa16 et « laissent un vide » au cœur même de l’existence matérielle du sacré. Ce vide appartient à un autre temps, « une sorte de monde futur » et à un autre lieu, « patrimoine sans frontières ».

C’est un espace saturé d’érotisme qu’ouvre l’invitation : « Viens, ma fiancée » (lekha dodi).17 Tous les sept ans, les lois de la chemita percent un vide au cœur des rapports de propriété et de régie des biens. Elles imposent une dimension conditionnelle à la propriété de la terre18 « car la terre est à moi », est-il écrit (Lévitique 25, 23). Et le Talmud (Sanhedrin 39a ; Souca 3a) considère l’exil – divorce du peuple avec la terre – comme une punition sanctionnant la mainmise absolue sur la terre lorsqu’elle s’effectue dans un non respect des lois de la chemita. L’espace de la souca définit le caractère éphémère de la construction par la non-validité d’une souca qui serait trop « persistante », elle définit aussi la temporalité de la mémoire par la non-validité d’une souca « ancienne » c’est-à-dire qui n’aurait pas été démontée d’une année sur l’autre. Habiter une souca transforme l’existence toute entière en « matériel de mémoire » car elle se réfère à la fragilité historique du peuple errant dans le désert à l’ombre du cortège de nuées, mais aussi à la fragilité actuelle de ceux qui se tiennent à l’abri de son toit de branches. Au « laboratoire de la création », je me suis limitée à un regard sur l’existence des mesures masculine et féminine dans le cadre de mon écriture de fiction. J’ai constaté comment elle pouvait influencer la vie des personnages, façonner des événements ou susciter des conflits, modeler des intrigues de mythe, d’idéologie ou de récit. Les commandements et leurs motivations tout comme les matériaux du mythe sont devenus l’ossature de mon œuvre artistique.

Chabbat

L’aspiration à un espace de chabbat mène les intrigues des deux romans, Le Nom et Sur Le Vif à leurs dénouements. L’héroïne du Nom s’identifie tout au long du roman à l’Assemblée d’Israël, à la présence divine ou à Jérusalem. Elle se consacre à Dieu, comme dans un sacrifice de pardon, et se prépare à une union mystique avec Lui, la nuit de Chavou’ot.19 Cependant, en pleine crise religieuse, elle constate l’impuissance de Dieu. À la fin du roman, qui se situe la veille du chabbat, elle agrée l’imperfection du monde et de Dieu. Enfin, la lucidité l’amène à s’assumer elle-même ainsi que ses souvenirs et à accepter un salut temporaire et cyclique.20

Le chabbat est également présent à la fin du roman Sur Le Vif. Les derniers instantanés du livre sont rédigés au lendemain de la guerre du Golfe, alors que l’héroïne se rend à un congrès international d’architecture. Elle prend la route, en début d’une grossesse dont elle se félicite, bien qu’elle ne sache pas encore si le père de son enfant est son mari, le juif français ou son amant Palestinien. En chemin, sur l’autoroute Paris – Munich, elle entretient son père de ses pensées sur « l’espace féminin juif », dans une conversation qui se veut aussi consolation.21

Le lieu féminin : souca et chemita à Jérusalem

Contrairement à ses coreligionnaires en diaspora, l’écrivain israélien se doit tôt ou tard – et chacun le fait à sa manière – d’assumer sa responsabilité à l’égard de la réalité dramatique d’Israël. Jérusalem, dont la beauté et le mystère ne cessent de me charmer, Jérusalem la ville-femme, objet de désir, cœur de la tourmente d’un conflit religieux tridimensionnel22 est devenue pour moi un prisme supplémentaire de la voix de la femme : les voix féminines – ou la mesure féminine de la halakha – pourront-elles influer sur la réalité et la transformer ? Amèneront-elles un bouleversement catégorique de la place de la femme dans cette relation de couple tant mythique que réelle et dépassant le piège de la jalousie et du fanatisme ? Permettront-elles à la femme d’être simultanément épouse et femme de son siècle ou à Jérusalem d’être le lieu que Dieu choisit (Psaumes 132, 13-14) mais aussi la « maison de prière… pour tous les peuples » (Isaïe 56, 7) ? Pourront-elles révolutionner le discours politique ?

Au début des années 90, Ilana Tsouriel, mon héroïne du roman Sur Le Vif qui a quitté le pays et y retourne après des années d’absence, se mesure au lien qui l’y attache. Les échos de sa quête résonnent dans son dialogue imaginaire avec son père, le pionnier fondateur, l’année qui suit sa mort. Ils résonnent également dans la déchirure de ses rapports avec son mari, survivant de la Shoah et antisioniste, dans ses rapports tumultueux avec son amant Palestinien, dans la distance qu’elle prend dans ses confrontations avec la gauche post-sioniste et enfin dans sa communauté de destin avec ses voisins du modeste immeuble de Jérusalem en compagnie desquels elle passe la guerre du Golfe avec ses deux fils. À tout cela, elle répond en esquissant le plan d’un monument ou plus exactement, « d’un anti-monument », devant s’ériger à Jérusalem sur la hauteur située au sud du Mont du Temple. Là, elle conçoit l’édification d’un « village de cabanes » où pourront loger les élèves du « centre de chemita », venus étudier sur ce site les procédés d’application des lois de chemita se rapportant à la terre comme aux dettes, dans un monde d’économie globale qui compte de nombreux foyers de conflit territorial. Mais les aléas de l’histoire dérangent le plan d’Ilana ; d’abord, la première Intifada puis, la guerre du Golfe. Et c’est justement dans la « souca de plastique » de sa « chambre étanche23 » qu’elle trouve une nouvelle dimension à son projet architectural. Dans un geste de révolte féminine, elle établit des plans pour renouveler l’écoulement de l’eau dans un aqueduc ancien qui autrefois amenait l’eau des sources de Hébron au Temple de Jérusalem.

Répétition ironique de l’Histoire, j’ai terminé les chapitres sur Ilana Tsouriel en hiver 1991, alors que la deuxième Intifada battait son plein. Et de même que se multipliaient les attentats suicide durant l’hiver 2001, grossissait le flot du plan imaginaire entre l’esplanade des mosquées, le Saint-Sépulcre et la cascade éternelle attenant au Mur occidental. Ce plan franchissait des frontières de sacré et de haine, de fiction et de réalité, dans un ruissellement de vie.

Conclusion : assumer l’altérité

Le Livre d’Esther établit un parallèle entre l’antisémitisme (présenté pour la première fois dans la Bible) et la misogynie. Assuérus en colère contre Vachti, abdique devant les menaces de guerre totale que mènerait le « deuxième sexe » selon Memouchan :

Car l’incident de la reine, venant à la connaissance de toutes les femmes, aura pour effet de déconsidérer leurs maris à leurs yeux, puisqu’on dira : « Le roi Assuérus avait donné ordre d’amener la reine Vachti en sa présence et elle n’est pas venue ! »

(Esther 1, 17)

Aman, pris de fureur contre Mardoché menace Assuérus d’une conspiration générale que fomenteraient « les autres », c’est-à-dire les Juifs :

Il est une nation répandue, disséminée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton royaume ; ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation ; quant aux lois du roi, ils ne les observent point : il n’est donc pas de l’intérêt du roi de les conserver.

(ibid, 3, 8)

Dans les deux cas, seul un anéantissement total peut lever la menace : la mort de Vachti comme celle du peuple juif. En sortant de sa clandestinité, Esther est consciente de la double menace qui pèse sur elle, comme femme et comme juive. Elle décide « d’assumer l’altérité » et pleinement consciente du danger, déclare : « Et si je dois périr, je périrai ! » (ibid., 4, 16). Par ailleurs, sa féminité et son judaïsme sont précisément ses seules armes. Au bout de trois jours de jeûne et de transformation interne (comme celle d’Israël au pied du mont Sinaï, avant le don de la Thora), Esther se présente « dans la cour intérieure du palais du roi, en face du palais du roi » (ibid., 5, 1), face à face avec le roi « assis sur son trône royal, dans le palais de la royauté, vis-à-vis de l’entrée du palais » (ibid). Tout va se décider en un clin d’œil. « Esther se revêtit de ses atours de reine » (ibid.) est-il écrit en guise de description. Selon Rachi (ibid., 5, 1), elle était revêtue de « l’esprit saint » et le traité talmudique Meguila (14, 2) définit cet instant de résistance féminine auquel elle se consacre corps et âme, comme une prophétie. Son apparition provoque un revirement et elle trouve grâce aux yeux du roi.

À ce moment, Assuérus cesse d’être terrorisé par la femme, par « l’altérité », celle qui viole la loi et à son insu cesse également de craindre « l’altérité » juive d’Esther. Avec un savoir-faire d’analyste, Esther, étape par étape, ramène Asuérus à la lucidité. D’abord, en éveillant sa mémoire : « Cette même nuit, le sommeil fuyait le roi, il ordonna d’apporter le recueil des annales relatant les événements passés, et on fit la lecture devant le roi » (ibid., 6, 1). À ce moment, dominant totalement les fastes royaux et ses arcanes, elle prépare la suite des évènements, d’un festin à l’autre, jusqu’au dévoilement de la folie passionnelle d’Aman. Esther ne parvient cependant pas à faire annuler les décrets du roi ou à supprimer une fois pour toute la misogynie et la haine des Juifs. Toutefois, elle réussit pour un temps à changer le cours de l’histoire et à sauver les Juifs du royaume. La force anarchique qu’implique le « c’est le contraire qui eut lieu »(ibid., 9, 1), caractérise la voix féminine dans le mythe. Elle renverse les pouvoirs du gouvernement ou les vérités pétrifiées et soulève colère ou moquerie. Mais par l’artifice du rire, par le pouvoir de l’Eros ou par la puissance de la révolte, elle parvient aussi à renverser les plans de Dieu.

La modification du statut de la femme dans le monde a provoqué une révolution sans précédent de la place de la femme dans la culture juive, à l’une des périodes les plus tumultueuses de l’histoire juive, la nôtre. L’arrivée de voix de femmes dans la tradition juive ou le renforcement de la voix de la mesure féminine, amèneront-ils un changement de l’histoire – celle du peuple juif, de sa place parmi les nations ou l’histoire du monde, déchiré entre ses différentes voix ? « Et qui sait si ce n’est pas pour une conjoncture pareille que tu es parvenue à la royauté ? » (ibid., 4, 14). Cette conscience vive des sources juives me conduisit à ne plus les appréhender seulement comme un héritage culturel, mais comme un destin dont nous sommes responsables. Depuis des années, mon dialogue avec les sources résonne dans mon cabinet de travail, un dialogue de découverte, d’étude, de révolte et de renouveau qui a traversé ma vie et les évènements de l’histoire et a façonné mon existence et mon œuvre. Dans beaucoup d’autres cabinets de travail se déroulent aujourd’hui des dialogues révolutionnaires/rénovateurs avec les sources juives. Ils écrivent, chacun à leur manière, le chapitre actuel de la création juive.


notes :

  1. (1772-1810) Maître qui appartenait à la troisième génération du mouvement hassidique.
  2. Les racines hassidiques de ma famille, à partir du milieu du XIXe siècle, sont décrites dans : Pinhas Govrin, Nous étions comme des rêveurs, Livre de famille (en hébreu), éd. Carmel, Jérusalem 2005 ; Mordehaï Globman, Soixante ans de vie, achevé par Shlomo et Nurit Govrin, 2000 et analysé par David Assaf, « Ami puis ennemi : la voie de rabbi Akiva Chalom Hayout de Toltchin, de l’opposition au hassidisme à son adoption » in : De Vilna à Jérusalem, Études de l’histoire des Juifs d’Europe de l’Est (en hébreu), éd. Magnès, Université Hébraïque, Jérusalem.
  1. Totem des Éclaireurs Israélites donné dès son plus jeune âge au rabbin Léon Askénazi (1922-1996).
  2. Théâtre sacré contemporain, thèse de doctorat, 1976 ; « Jewish Ritual as a Genre of Sacred Theater » in Conservative Judaïsm, Vol 36 (3) Spring 1983 et dans www.jewish-theatre.com.
  3. Gershom Scholem (1982-1897), un des plus grands savants du XXe siècle qui a fondé la discipline universitaire de l’étude de la Kabbale ; Rav Tsvi Yehuda Kook (1891-1982), fils du Rav Abraham Isaac Cohen Kook, maître spirituel de la jeunesse religieuse nationale ; Rav Soloveitchik (1903-1993), maître du Judaïsme orthodoxe américain et grand penseur du judaïsme.
  1. Dans La même heure (en hébreu), poèmes, éd. Poalim, 1981.
  2. En hébreu ces deux termes de croyant (maamin) et d’artiste (ouman) procèdent de la même racine a.m.n
  3. Sefirat ha’Omer : les quarante neuf jours entre la deuxième nuit de Pessah’ et la fête de Chavou’ot.
  4. Ha-Shem : en hébreu : le Nom, un euphémisme pour le Nom de Dieu.
  1. Voir Samuel (I) 1 et 2.
  2. En hébreu, les mots rah’oum (compatissant) et reh’em (matrice) viennent de la même racine r.h’.m, ce qui implique une certaine identité sémantique.
  3. Sur la problématique de la publicité du mystère, voir par exemple : Traité Yoma, 54a du T.B et Yalkout Tehilim 1942 ; Midrach Bamidbar Raba XX, 22 et également Francois Regnault « Notre objet a* » in : Ornicar ? revue du Champ freudien, n° 50, 2002, p. 31-41 et Shmuel Trigano: « Le prophétisme et la fin de la modernité » in La cause freudienne, n° 56. En ce moment même, le sujet est traité dans le travail du « Cartel Lacanian » consacré à l’antisémitisme, avec la participation de Susana Huler, Claudia Iddan, Nehama Gieser, Gerda Elata-Alster et Michal Govrin.
  1. Cf. personnage de l’homme devant la loi dans Le Procès de Kafka ou Mardochée dans Le livre d’Esther.
  2. Cabane dans laquelle on habite pendant la fête de Soucot.
  3. L’abandon de la propriété et des dettes chaque septième année.
  4. Exode 31, 12-17.
  5. Lekha Dodi, cantique, écrit par Shlomo Alkabetz (1505 – 1584) à Safed, chanté pendant la prière, le vendredi soir.
  1. Je remercie Haïm Brézis pour ses suggestions.
  2. Fête qui célèbre le don de la Thora et au cours de laquelle, durant la nuit, on a l’habitude d’étudier la Thora.
  3. Le mot chabbat qui termine le roman, fait aussi écho au dernier poème de Paul Celan « Des Vignerons » qui se termine par le même mot. Paul Celan, Rebleute (Des Vignerons), in « Enclos du temps », éd. Clivages. J’ai fait allusion à ce lien dans mon article « Chant d’outre-tombe » in Le passage des frontières, Autour du travail de Jacques Derrida, colloque de Cerisy, Galilee, Paris, 1994. p. 227-236.
  1. Op cité p. 373-375.
  2. Cf. mon article : « Martyrs ou survivants ? Réflexions sur la dimension mythique de la guerre pour l’histoire » in Les temps modernes, mai-juin-juillet 2003.
  3. La « chambre étanche », protection contre une attaque chimique, pendant la guerre du Golf.