Un livre naît de l’acte singulier de lecture, indifférent à la réalité temporelle d’écriture ou de publications internationales. La première parution en France d’Austerlitz de Winfried Georg Sebald en 2002 chez Actes Sud[i] a suivi d’un an sa sortie en langue allemande. Sur le vif,1 écrit par l’Israélienne Michal Govrin, a mis six années à trouver en France son éditeur pour finalement paraître en mars 2008 chez Sabine Wespieser. Les deux ouvrages sont pourtant quasiment contemporains l’un de l’autre : 2001 pour Austerlitz, 2002 pour Sur le vif. L’écriture de Sur le vif nous a irrémédiablement renvoyé à celle d’Austerlitz, les deux livres se faisant écho, associés en un palimpseste par un même élan de quête identitaire. Si chez Govrin, l’échelle donnée à ce questionnement est d’emblée collective, Sebald l’aborde lui de manière singulière mais non moins complexe.
À travers l’articulation du concept de jachère, Govrin explore en effet les arcanes politiques du laboratoire identitaire du judaïsme israélien et diasporique. Architecte israélienne, le personnage d’Ilana Tsouriel s’inscrit dans la fuite ambiguë de ses racines, courant la planète de Jérusalem à Paris, en passant par le New Jersey. L’errance topographique de ses projets architecturaux fait écho à son profond désir d’être – « C’est seulement dans le mouvement que le tremblement s’apaise. Quelque chose comme l’identité qui prend forme » – et à son amour, démultiplié, pour des êtres contrastés : un défunt père bâtisseur de l’État d’Israël, un mari – enfant rescapé de la Shoah – physiquement et moralement lointain, un amant Palestinien passionnément révolté. Lorsqu’Ilana ancre son projet de monument pour la paix à Jérusalem, elle résout l’impossibilité de cette fixité identitaire dans la conjonction de l’impératif biblique du temps de la jachère à la construction de cabanes éphémères qui, selon la loi juive de la fête de Souccot, participent ainsi de la transmutation de la maison en lieu de passage. D’ailleurs, l’« Hébreu » n’est-il pas étymologiquement l’homme du passage – à l’instar du « métèque » en grec – l’émigrant, celui qui change de maison ? « Travailler dès le commencement sur l’idée d’un anti-monument – une cabane. Un lieu fragile, pas monumental, qu’on ne contemple pas de l’extérieur mais dans lequel on s’assoit, on vit. » La jachère impose aux juifs non seulement le repos de la terre tous les sept ans, mais encore la libre appropriation de ses fruits, selon l’idée que la terre n’appartient qu’à Dieu. Soit la cabane d’Ilana le temps suspendu d’une expérience existentielle ouverte à la rencontre de soi et de l’autre.
Cette expropriation terrestre, métaphore de la disponibilité de soi pour l’autre, signe l’aboutissement du parcours initiatique du jeune praguois Austerlitz, bâti à rebours sur une déchirure biographique. Séparé en 1939 de ses parents juifs à l’âge de cinq ans, Austerlitz est recueilli au pays de Galles par un pasteur bourru bâillonnant le passé d’un silence écrasant. Sa forteresse identitaire lui réfute toute narration possible de ses origines. En effet, une « mémoire de compensation » organisée autour de l’étude de motifs architecturaux obsessionnels comme les gares et leurs salles des pas perdus a fait le lit d’un puissant refoulement quasi-amnésique accompagné d’une censure de la parole et de la vie. Or, coïncidence entre Ilana et Austerlitz s’il en est, la forteresse est clairement associée par Austerlitz à la menace de mort par opposition à la cabane. « Il nous faudrait […] établir un catalogue de nos constructions par ordre de taille et l’on comprendrait aussitôt que ce sont les bâtiments de l’architecture domestique classés en dessous des dimensions normales – la cabane dans le champ, l’ermitage, la maisonnette de l’éclusier, le belvédère, le pavillon des enfants au fond du jardin – qui peuvent éventuellement nous procurer un semblant de paix, tandis que [des] constructions surdimensionnées projettent déjà l’ombre de leur destruction [et] sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruines. » Soit la cabane d’Austerlitz la métaphore de la fragilité d’un homme « de passage ».
La délivrance progressive d’Austerlitz avancera au rythme de l’abandon à la parole adressée à un tiers : c’est de cette façon que se réalise la mise en jachère d’Austerlitz. La jachère évoquerait ainsi une posture de l’abandon : la dépossession de soi, de ses frontières identitaires, pour atteindre le statut singulier de sujet. Si chacun des deux auteurs donne à cette illustration littéraire de la perte de repères son propre référentiel biblique – la jachère se rattache chez Govrin au sacrifice du sacrifice d’Isaac, « premier acte d’abandon » ; chez Sebald, elle prend son sens plein dans l’histoire du jeune Moïse dont l’identité est placée sous le signe du passage d’Égyptien à Hébreu – dans les deux cas, la jachère convoque un même rapport de filiation interrompu mettant en scène la perte de la plénitude au cœur du processus d’individuation, qui engendre en retour la question de l’origine.
La conception d’un espace-temps en strates entrelacées confond les auteurs dans une analogie structurelle déroutante. Chez Govrin, les régimes de temporalité sont narrativement brouillés. Lettre au père, qui plonge ses racines dans le récit déstructuré des épisodes familiaux et nationaux mêlés, ressassés, au mépris d’une béquille de cohérence logique refusée au lecteur. Cette carte du Tendre, faite de touches impressionnistes et amères, esquisse le parcours interrompu d’une femme à la recherche d’un amour égaré par-delà la mort. Sebald, lui, immunise d’emblée son personnage en quête biographique contre la tentation de croire que la maîtrise du temps et de l’espace pourrait domestiquer le réel : « nous essayons de rendre la réalité mais plus nous nous y efforçons, plus s’impose à nous ce qui de tous temps a meublé le théâtre de l’histoire. » Au contraire, c’est dans la fulgurance de ces instants messianiques contenant passé et présent en un seul espace-temps qu’il est donné à Austerlitz de voir quelque chose du réel et d’une quelconque vérité biographique qui s’y attacherait : « Tous les moments de notre vie me semblent alors réunis en un seul espace, comme si les événements à venir existaient déjà et attendaient seulement que nous nous y retrouvions enfin […] Et ne serait-il pas pensable […] que nous ayons aussi des rendez-vous dans le passé, dans ce qui a été et qui est déjà en grande part effacé, et que nous allions retrouver des lieux et des personnes qui, au-delà du temps d’une certaine manière, gardent un lien avec nous ? » Singularité d’un moment oublié mais invaincu de l’histoire, sauvé, qui contient en germe les potentialités de l’avenir ; utopie messianique benjaminienne surgissant au cœur même du présent.
Le brouillage de la réalité se confond avec la dilution des frontières temporelles. Il se diffuse encore dans cette aporie humaine à conjuguer vérité et savoir. « Faire de l’histoire […], ce n’était que s’intéresser à des images préétablies, ancrées à l’intérieur de nos têtes, sur lesquelles nous gardons le regard fixé tandis que la vérité se trouve ailleurs, quelque part à l’écart, en un lieu que personne n’a encore découvert. » Le palimpseste de la jachère identitaire autour duquel s’organise la construction narrative des deux livres explore dans une métaphore filée de l’abandon l’impossibilité de trouver une vérité attachée aux faits biographiques. Il bute in fine sur l’écart infranchissable entre vérité et savoir.
Car vérité et savoir ne s’écrivent pas sur la même face du palimpseste. Ce qui réunit à notre sens en un « palimpseste identitaire » les deux ouvrages est précisément l’illustration littéraire de cette aporie de la conjonction du savoir au temps de la vérité. Or ce palimpseste tient-il réellement au hasard ? Michal Govrin ne nous a-t-elle pas livré ainsi sa variation interprétative, sa suite à l’Austerlitz de Sebald ? La question est ouverte.
Notes:
- Toutes les citations sont tirées de W. G. Sebald, Austerlitz, Paris, Gallimard, 2006 et de Michal Govrin, Sur le vif, Paris, Sabine Wespieser, 2008.